• La plupart sont affamés, certains à demi nus, n’ayant rien pour se vêtir, les plus vulnérables en proie aux nouveaux prédateurs, ces nouveaux riches qui ne s’abaissent à rôder dans les quartiers populaires que pour dénicher les plus innocents afin de les utiliser pour assouvir leurs fantasmes les plus salaces... A’ cette évocation, l’homme sent sa gorge se nouer: il a mal pour son pays, typique de ce continent devenu martyr à cause de ses trop grandes richesses convoitées et pillées par les plus grands de ce monde prétendu «civilisé», ce, avec l’appuis, la complicité et la flagornerie de gouvernants et d’officiers fantoches...

     Le jeune garçon a définitivement disparu... Peut-être ne se reverront-ils plus jamais... Une dernière fois, le chauffeur le bénit, et avant de redémarrer, il pense à sa famille, pauvre mais digne, et demande au Tout-Puissant de tous les préserver d’une telle déchéance.

     

     Au saut du camion, Malek s’est obligé à filer droit devant lui, surtout sans tourner la tête pour faire un quelconque signe à son chauffeur providentiel. Il sent encore qu’il pourrait une ultime fois rebrousser chemin, peut-être être accueilli dans une famille aimante, voire retourner dans la sienne... Mais au fond de lui, il sent qu’il doit affronter ce destin suggéré instant après instant en son coeur, par cette Voix précieuse qui ne le dirige pas vers une facilité, une spontanéité trompeuses. Aussi s’accroche-t-il, sinon désespérément, du moins avec une force étonnante pour son âge, à l’instant présent. Après la prière, Malek ressent faim et fatigue. Bien que sa famille compte parmi les plus pauvres de son quartier, c’est la première fois qu’il expérimente un dénuement aussi extrême. Ne connaissant pas encore les lieux, ni le moyen de gagner son pain ( l’idée de mendier n’a même pas effleuré son esprit fier et digne), il se souvient de son premier Ramadan, il y a à peine quelques mois: non sans difficulté, il avait réussi à se passer de boisson et de nourriture, du lever du soleil jusqu’à la Rupture du Jeûne, chaque soir de ce temps béni. Se remémorant cette merveilleuse expérience spirituelle, Malek se sent plus fort et discerne qu’il serait plus facile pour lui de sauter en ce soir un repas et de privilégier la recherche d’un endroit propre, sûr et à l’abris pour passer sa première nuit dans la rue. Après avoir offert à Dieu son jeûne quelque peu forcé, Malek commence à prospecter dans l’immense zone portuaire: les coins et les recoins ne manquent pas, mais ce n’est qu’épuisé et à la limite du découragement que Malek déniche enfin une place correspondant à ses critères sélectifs. Il se laisse alors glisser sur le sol entre deux énormes rouleaux de gros câbles, prend instinctivement une position foetale et essaie de s’endormir. C’est sans compter une brise marine qui le transperce d’humidité... Le froid, la faim et le coeur lourd le tiennent éveillé un trop long moment avant que l’épuisement physique et moral ait raison de son insomnie: Malek sombre alors dans le pays des rêves qui paradoxalement, comme pour régénérer son esprit et son âme en cette terrible réalité, se font doux et beaux. Alors que le Paradis semble le bercer depuis un délicieux moment, quelque chose (ou quelqu’un ?) le tire brutalement de ses songes idylliques : une «chose» froide, humide et quasi visqueuse se promène sur sa joue... En un bond, Malek est debout, le coeur battant la chamade. Il entend alors une sorte de gémissement, et malgré la pénombre nocturne, il distingue deux grands yeux qui l’observent... Alors que le garçon fait mine de chercher un objet à lancer à la face de ce qui lui paraît être un monstre baveux, un aboiement arrête son geste. Un chien...!!! Cette chose gluante n’était autre que la truffe d’un chien qui cherchait une compagnie humaine. Malek n’apprécie pas particulièrement la gent canine. En bon et noble descendant de ses aïeux arabes, il préfère largement les chevaux pur-sang, les faucons chasseurs, les chameaux et les chats. Mais les chiens...!!! Pourtant, en cette situation particulière, Malek résiste à l’envie de chasser l’animal et s’allonge de nouveau sur le sol froid. Bien lui en prend: le chien s’enhardit, se love tout contre le garçon qui l’entoure de ses bras comme une grosse peluche, et les deux compagnons d’infortune s’endorment enfin ainsi, se réchauffant mutuellement coeurs et corps.

     L’épuisement a raison d’eux: le soleil s’est levé depuis déjà quelques heures et l’activité portuaire a repris son rythme intense depuis longtemps lorsque le jeune chien s’agite et s’échappe des bras du garçon. Celui-ci ouvre un oeil et éprouve un pincement au coeur en se retrouvant dans cette réalité malheureusement plus cauchemardesque que ses pires rêves... Malgré tout d’un naturel optimiste, Malek se dit que cet endroit pour dormir est providentiel puisque rien ni personne ne l’a dérangé dans son sommeil, si ce n’est maintenant la faim qui le taraude. Mais avant de se rassasier: ablutions et prière. Malek se rend vers un point d’eau repéré la veille et les yeux encore tout gonflés de sommeil exécute avec déférence et amour ces rites religieux immuables. La prière achevée dans un recoin discret, Malek aperçoit assis non loin de lui le jeune chien qui semble l’attendre patiemment. En effet, à son appel, l’animal bondit et lui fait fête comme s’il l’avait toujours connu. Cette fois-ci, le jeune garçon peut le voir en plein jour et, en toute objectivité, le trouve peu banal et très beau. Rien à voir avec les chiens en errance, efflanqués et serviles, qu’il a pu voir ça et là traîner dans son quartier... De taille moyenne, les oreilles droites, la robe noire et feu, le museau allongé et un regard vif et intelligent, l’animal force l’admiration de l’enfant... et sa joie d’avoir un compagnon d’aventure!!! Malek vérifie qu’il n’a ni collier ni marque spécifique d’appartenance à un maître, et le jeune chien, par sa confiance et son attitude, semble l’avoir choisi, lui, comme «humain de compagnie»...!!!

     Aussi, Malek décide de lui donner un nom. Repensant à un livre de contes orientaux richement illustrés, il se souvient d’un personnage noble et héroïque, particulièrement beau et puissant: le Sultan de ***. Voilà un nom qui sied fort bien à ce superbe animal: Sultan.

     Oubliant un moment son ventre affamé, Malek appelle plusieurs fois son nouveau compagnon par ce patronyme, et le chien répond comme s’il confirmait son choix! Affaire décidée, donc. 

     Reste à trouver de quoi rassasier cette faim qui se fait de nouveau rudement sentir.


    votre commentaire
  •  

    Les versets édéniques... 

     

     

     

     

    "Or, près des cieux, au bord du gouffre où rien ne change,

    Une plume échappée à l'aile de l'archange

    Etait restée, et pure et blanche, frissonnait.

    L'ange au front de qui l'aube éblouissante naît,

    La vit, la prit et dit, l'oeil sur le ciel sublime:

    Seigneur, faut-il qu'elle aille, elle aussi, dans l'abîme ?

    Il leva la main, Lui par la vie absorbé,

    Et dit: - Ne jetez pas ce qui n'est pas tombé...-"

     

    Victor HUGO  La fin de Satan


    votre commentaire



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires